Le Streaming au secours de la culture : avancée majeure ou piège dématérialisé ?
Dernière mise à jour : 4 déc. 2020
Par Céline B. pour BU
Dans une crise sanitaire sans précédent, le secteur culturel fait partie des milieux les plus impactés par la pandémie. À l'heure où les artistes crient leur désarroi face aux reports successifs de leurs spectacles et à la fermeture des salles, l'utilisation du streaming et des réseaux sociaux vient réinventer les codes de l'expérience scénique. Privés de leurs moyens d'expression, les chanteurs, comédiens, metteurs en scène et autres acteurs du spectacle vivant se voient contraints de s'affilier au numérique pour faire survivre leur art.
La culture comme remède au confinement
Au cœur d'une époque troublée, entamée lors d'un premier confinement morose, l'accès à la culture et à l'art s'est imposé comme une manière de s'évader psychologiquement sans sortir de chez soi. Livres, films, séries, replays de spectacles, visites virtuelles de musées … Tous les acteurs de la culture se sont employés à alléger des journées rythmées par les difficultés économiques et l'inquiétude face à un virus inconnu. Derrière nos écrans d'ordinateur ou de téléphone, tout un champ de possibles restait alors disponible pour nous entraîner loin des préoccupations quotidiennes.
Confinés comme chacun d'entre nous, les artistes, notamment musicaux, se sont rapidement lancés dans l'instauration de rituels par l'intermédiaire des réseaux sociaux. En réunissant leurs abonnés pour des concerts impromptus via leurs comptes Instagram ou Facebook, tous ont eu à cœur de maintenir ce lien précieux entre créateurs et public. Et l'alchimie a opéré : chaque soir, ce sont bientôt des milliers de spectateurs qui ont répondu au rendez-vous pour passer des soirées à reproduire, seuls devant leurs écrans, les sensations du live. Les festivals de cinéma ont, eux aussi, choisi de s'adapter en diffusant le contenu des salles dans d'imposantes offres VOD et des éditions online (comme le TIFF de Toronto en septembre) organisées en catastrophe.
Une crise qui perdure
Le déconfinement annoncé, les stories musicales et l'annulation des grands événements culturels auraient pourtant dû devenir un lointain souvenir en rejoignant l'écho cacophonique des décisions gouvernementales. Mais la crise s'est installée dans la durée et, à mesure que la seconde vague se rapprochait, les acteurs du secteur culturel ont vu s'égrener les suppressions et les fermetures de salles. De couvre-feu en confinement(s), le milieu, déjà fragilisé par les récents mouvements sociaux, s'est transformé en champ de bataille, luttant pour sa survie et celle de ses protagonistes.
En s'inscrivant dans une période déterminée, le premier confinement avait engendré un courant créatif, une quête d'adaptation forcée mais nécessaire. De ce regain ingénieux ne subsiste désormais plus qu'une course économique où les meilleures idées se mettent à fragiliser les lieux culturels. Si l'on peut – et doit – se réjouir de la tenue des spectacles à huis-clos, il reste inquiétant d'observer la progressive détérioration de la représentation, la perte du sel si particulier faisant de chaque séance un moment unique.

Les yeux dans l'écran
Dans ce processus d'adaptation engagé par les salles, le streaming, jadis bête à abattre, est devenu un allié de choix pour continuer à performer. Sur la scène de l'Apollo Théâtre, chaque artiste joue son spectacle en présence d'un seul régisseur son et lumière, ainsi que d'un réalisateur pour la captation vidéo. Autour de lui, vingt privilégiés assistent au show en visio-conférence et peuvent s'entretenir en direct avec lui. Dans des festivals tels que Tomorrowland, ce sont des milliers de spectateurs qui patientent, quant à eux, pour fêter la nouvelle année … derrière leur écran.
Alors de quel côté penche cette balance si chargée ? Faut-il encourager la diffusion des spectacles vivants en ligne ? Se résoudre à un changement d'époque, de mentalité ? Ou bien s'opposer à l'omniprésence d'Internet et d'un système dématérialisé qui nous rapproche et nous éloigne à la fois ? La question, aussi délicate soit-elle, amène surtout à nous interroger sur le monde qui nous entoure et son inéluctable évolution. Elle se résume tout autant à distinguer l'endroit où commence l'interaction avec un public et le moment où s'arrête la connivence en temps d'échanges digitaux.
Une solution temporaire … mais jusqu'à quand ?
Le spectacle vivant, tel qu'il l'est nommé, suppose quelque chose qui tient à l'abandon de soi, sur scène comme dans la salle. Se concentrer sur la musique ou le texte, oublier le décorum, sont des conditions sine qua non dans un univers qui s'élève fréquemment contre la présence intempestive des écrans durant les spectacles. Quand Jack White ou Florence Foresti invitent leurs spectateurs à déposer leurs portables dans des pochettes spécialement conçues à cet effet, la démocratisation du streaming semble, dès lors, aller à contre-courant de cette tendance.
À l'instant où les rapports sociaux se modifient, où la pandémie distend chaque jour un peu plus nos relations, n'est-ce pas trop de temps passé, à nouveau, sur les écrans ? Outre l'absence de lien social, inhérent et incontournable à l'harmonie d'une salle, l'émergence de la réalité virtuelle vient ajouter une nouvelle carte dans un jeu déjà bien complexe. Alors que les spectacles se caractérisent par une reconnexion avec le réel, l'émotion communicative d'une salle complète commence à disparaître dans des procédés semblables à un jeu vidéo grandeur nature.

Des artistes inquiets pour leur avenir
Dans une lettre ouverte à Roselyne Bachelot, parue le 24 novembre dernier, 250 personnalités du monde de la culture s'inquiètent sur les dérives possibles de la diffusion des spectacles en streaming. Éloignés de leur moyen d'expression traditionnel et pressés de se soumettre à une nouvelle technique pour continuer à jouer, des signataires tels que Jean-Pierre Darroussin ou Ariane Ascaride ont dénoncé des « solutions de secours dangereuses ». Ils pointent notamment du doigt les bénéfices générés par des plateformes exonérées d'impôts comme Youtube ou Dailymotion. En demandant la réouverture des lieux où la culture peut vivre librement, ils affirment « [ne pouvoir se] résoudre à valider ce palliatif qui enlève le sens, la valeur que le théâtre apporte depuis des siècles ».
Sans toutefois nier l'efficacité d'une telle méthode dans une durée déterminée et leur obligation de réinvention, les artistes réclament un encadrement plus strict et une possibilité d'exercer dans le respect des conditions sanitaires. Alors que des opéras sont régulièrement projetés dans les salles de cinéma, on peut effectivement imaginer une coexistence entre une représentation live et un streaming parallèle. En utilisant cet outil de communication d'une manière plus réglementée, sans impacter les artistes dans leur travail, le support multimédia pourrait ainsi atteindre un nouveau public, plus frileux et moins enclin à découvrir des spectacles vivants. La toute-puissance d'internet reviendrait, dès lors, à sa vocation originale : une ouverture sur la culture et sur le monde jamais connue auparavant.